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H-France Review  

H-France Forum Volume 1, Issue 2 (Spring 2006), No. 4

James R. Farr, A Tale of Two Murders: Passion and Power in Seventeenth-Century France. Durham, NC and London: Duke University Press, 2005. xiv + 225 pp. Figures, notes, note on sources, and index. $74.95 (hb); $21.95 (pb). ISBN 0-8223-3459-3 (cl); ISBN 0-8223-3471-2 (pb).

Review Essay by Benoît Garnot, Université de Bourgogne.


Cet ouvrage présente et analyse une affaire criminelle, l’affaire Giroux, qui a eu pour cadre Dijon et la Bourgogne un peu avant le milieu du XVIIe siècle. Pour l’écrire, James R. Farr a dépouillé une grande quantité de documents, conservés essentiellement à Dijon : on peut considérer qu’il a consulté tout ce qui a été conservé sur le procès lui-même, à quoi il faut ajouter une quantité importante de documents annexes, en particulier notariaux, donc essentiellement des documents manuscrits, avec quelques textes imprimés (notamment des factums). C’est donc un très gros travail de dépouillement qu’il a mené à bien. Mais l’utilisation qu’il en a faite me semble globalement décevante.

Mes critiques concernent d’abord la bibliographie. James R. Farr écrit : «The bibliography on early modern crime and criminality is huge».(p. 207) On ne peut que le suivre sur ce point, mais on aurait aimé qu’il en tire les conséquences, c’est-à-dire qu’il utilise cette bibliographie dont il reconnaît l’abondance. Or, James R. Farr se contente de citer dans les notes et les sources quelques rares ouvrages, la plupart relativement anciens, quelques-uns en français, la majorité en anglais. Il semble donc ignorer le profond renouvellement de l’histoire de la justice et de la criminalité dans la France moderne qui s’est produit durant les vingt dernières années, et a fortiori l’extrême vitalité de ce secteur de l’historiographie depuis une dizaine d’années. Je voudrais notamment lui signaler les colloques internationaux tenus sur ce sujet à l’université de Bourgogne, donc à Dijon même, depuis quinze ans, tous publiés (huit volumes parus) : il aurait sans doute pu y trouver des renseignements utiles sur plusieurs des points qu’il aborde (le fonctionnement réel de la justice, l’influence de l’opinion, l’infrajustice...).[1] Quant à la liste des auteurs dont il semble ignorer l’existence, elle est longue, et les rares auteurs qu’il cite le sont souvent mal à propos, apparemment parce qu’il ne connaît d’eux que leurs livres les plus anciens, alors qu’ils ont depuis précisé, voire modifié, leur pensée dans d’autres ouvrages (c’est le cas pour Robert Muchembled).

Ces lacunes bibliographiques ne concernent pas seulement l’histoire de la justice et de la criminalité dans son ensemble, mais l’affaire même qui est présentée dans cet ouvrage (l’affaire Giroux). Cette affaire, en effet, a déjà été abordée par plusieurs auteurs, que James R. Farr ne semble pas connaître ou qu’il se contente de citer rapidement. Parmi eux, s’il est fait allusion (sans plus) à La Cuisine,[2] qui a en quelque sorte ressuscité cette affaire au XIXe siècle, il n’est pas fait référence à l’important article de Jean-Claude Farcy.[3] Le récit de l’affaire fait par ces deux auteurs est sensiblement différent de celui de James R. Farr, qui passe sous silence une partie des crimes imputés à Giroux, lesquels permettent pourtant de comprendre que sa condamnation était inévitable en droit, sans qu’il soit besoin d’avoir recours à l’hypothèse d’un règlement de comptes entre clans rivaux pour l’expliquer, comme le fait James R. Farr. Pour ma part, j’ai mené une comparaison entre l’affaire Giroux et une autre affaire bourguignonne d’assassinat, qui concerne également le milieu judiciaire et qui s’est produite peu d’années après.[4] James R. Farr semble ignorer l’existence de ce livre (il est vrai qu’il en va de même pour tous mes autres livres), pourtant paru en janvier 2004, donc assez longtemps avant le sien (paru le 15 octobre 2005) pour qu’il ait pu en prendre connaissance à temps. Or l’affaire Guyot pose le problème de l’erreur judiciaire, comme l’affaire Giroux si l’on suit James R. Farr ; à mon avis, si l’affaire Guyot est peut-être une erreur judiciaire, on ne peut pas considérer qu’il en soit de même pour l’affaire Giroux si l’on prend vraiment en compte la totalité des crimes qui sont reprochés au parlementaire dijonnais, ce que ne fait pas James R. Farr.

Pour en terminer avec les lacunes historiographiques, il faut signaler qu’elles concernent aussi (logiquement) les autres thèmes abordés. Pour ne prendre qu’un seul exemple, voyons les chapitre six et huit, consacrés au séjour forcé de Giroux en prison. On attendrait de ces chapitres une présentation concrète de la vie de Giroux en prison, que les sources permettaient certainement, et des comparaisons avec la situation dans d’autres prisons, mais nous n’avons ni l’une ni les autres. Pour y parvenir, il aurait fallu d’une part exploiter autrement les documents (les interroger au lieu de les recopier), d’autre part utiliser les ouvrages publiés sur ce thème, mais aucun ne semble connu de l’auteur. D’ailleurs, en règle générale, les comparaisons manquent cruellement dans ce livre, en particulier sur son sujet principal, une affaire de double assassinat, alors que nous disposons aujourd’hui d’analyses détaillées et approfondies de plusieurs autres affaires d’assassinat qui se sont produites en France pendant la période moderne, y compris en Bourgogne au XVIIe siècle et aussi au XVIIIe siècle : James R. Farr, apparemment, ignore aussi l’existence de ces ouvrages qui lui auraient pourtant permis des comparaisons fructueuses et dont la lecture l’aurait peut-être aidé à mieux exploiter ses sources.

Passons maintenant aux erreurs ponctuelles et aux approximations, qui ne manquent pas. La carte de la page 4, reprise d’un précédent ouvrage de James R. Farr (Territorial jurisdictions of the Parlements of Burgundy and Paris [...]),[5] est fausse : contrairement à ce qui est indiqué, le Mâconnais ne dépend pas du parlement de Bourgogne, mais de celui de Paris ; quant à la ville de Lyon (qui dépend aussi du parlement de Paris, contrairement à ce qu’indique la carte), elle est placée ici à peu près sur le site de Valence, donc beaucoup trop au sud. Les hordes de mendiants « hordes of beggars », (p. 8) qui sont supposées parcourir les rues et les places de Dijon relèvent du cliché ou de l’imagination et ne correspondent certainement pas à la réalité, en tout cas leur existence n’est pas prouvée par James R. Farr. Page 30, il est peu probable que l’illustration montre, comme l’auteur l’indique, l’audition d’un témoin dans une procédure pénale : il y a en effet des spectateurs, alors qu’au pénal les témoins sont entendus à huis clos (il s’agit ici probablement d’un procès au civil, qui est public). Page 59, il est inexact d’affirmer que la plupart des terres agricoles bourguignonnes appartenaient en 1650 à des habitants des villes (je suppose que James R. Farr reprend ici une affirmation de Gaston Roupnel, mais il aurait dû savoir que plus grand monde aujourd’hui ne prend au sérieux l’œuvre historique de Roupnel). L’hôtel particulier photographié page 60 n’est pas du tout représentatif des hôtels particuliers dijonnais du XVIIe siècle, contrairement à ce qu’affirme l’auteur. Page 117, j’ai du mal à croire que deux parlementaires aient pu empocher personnellement 400 écus en condamnant des sorcières en 1633 (les amendes ne sont jamais encaissées par les juges). On pourrait continuer la liste des erreurs et des approximations, qu’on tolérerait dans un roman historique, mais pas dans un travail qui se veut scientifique. Globalement, les notes de bas de page (ou de fin de livre) manquent cruellement : on se demande souvent si ce qui est écrit provient des archives ou de l’imagination de l’auteur.

L’ouvrage vise deux buts : d’une part raconter un fait divers spectaculaire, d’autre part analyser, à travers cette affaire, la façon dont s’exerçait le pouvoir en France au milieu du XVIIe siècle. Le premier but est atteint, mais il l’avait déjà été par La Cuisine il y a plus d’un siècle ; la seule différence, mais elle est importante, est que pour James R. Farr la culpabilité de Giroux n’est pas certaine : il est peut-être tombé victime d’un de ses ennemis au sein du parlement, Saumaise, qui aurait manigancé toute l’accusation. Cette interprétation, évidemment, change tout par rapport à la thèse traditionnelle, celle de La Cuisine, où Giroux apparaît comme une sorte de tueur en série, cynique et manipulateur. Comme le souligne avec justesse et honnêteté James R. Farr, nous ne saurons jamais avec certitude la vérité. J’aurais aimé cependant qu’il discute et réfute précisément les arguments de La Cuisine, au lieu de les ignorer ; sa propre thèse aurait été ainsi plus convaincante. La Cuisine rapporte en effet, au détriment de Giroux, un certain nombre de crimes (par exemple des faux en écriture pour faire transférer le jugement de l’affaire devant le parlement de Pau) dont il n’est pas fait ici la moindre mention : ces crimes (quel que soit leur auteur) sont-ils réels ou La Cuisine s’est-il trompé ? On est prêt à le croire, mais encore faudrait-il aborder la question, ce qui n’est pas fait.

Quant au second but, la démonstration que fait James R. Farr pour y parvenir repose sur l’idée que le pouvoir s’exerçait alors d’une manière « duale », d’une part par la loi, d’autre part de manière informelle à travers les relations entre patrons et clients. Il pense que les clans influents (ici celui de Giroux et celui de Saumaise) utilisaient la loi à leur profit, donc en la tournant ; bref, les intérêts personnels des puissants l’emporteraient sur l’intérêt général, symbolisé par l’absolutisme en construction. On peut se demander si cette idée, qui n’est pas nouvelle, n’est pas un peu trop simplificatrice. Les spécialistes de ces questions montrent aujourd’hui que les rapports de force étaient beaucoup plus subtils que ces oppositions frontales et que l’absolutisme s’est construit le plus souvent en accord avec les puissances locales, qui y trouvaient d’ailleurs leur intérêt : l’absolutisme est une négociation permanente. Dans cette perspective, je crains qu’ici James R. Farr n’ait voulu en faire un peu trop dire aux documents et que d’un cas particulier il n’ait tiré un peu abusivement des généralités discutables.

C’est pourquoi je ne suis pas du tout l’analyse de James R. Farr lorsqu’il affirme que certaines familles « capturaient » (captured) le système judiciaire à leur seul profit et de fait le dévoyaient. Qu’il y ait eu des tentatives dans ce sens, c’est possible, peut-être même probable : c’est d’ailleurs ce que fait Giroux lui-même pour échapper au châtiment de ses crimes (qu’ils soient supposés ou réels). Mais le simple fait qu’il ait échoué dans cette entreprise, pourtant réitérée, malgré sa place éminente dans la société et ses puissants soutiens, et qu’il ait été finalement condamné et exécuté, prouve justement qu’un tel dévoiement était impossible dans les faits. J’ai du mal à croire que son ennemi personnel, le conseiller Saumaise (présenté par James R. Farr comme un individu chargé de tous les vices, ce qui constitue, peut-être involontairement, un portrait symétrique de celui que La Cuisine traçait de Giroux), ait pu à lui seul manipuler le parlement tout entier pour faire condamner Giroux, allant peut-être même jusqu’à créer de fausses preuves (les os des victimes retrouvés dans les latrines de l’hôtel particulier de Giroux). Il me semble réducteur, donc inexact, d’expliquer, comme le fait James R. Farr, les poursuites judiciaires contre Giroux par le seul désir de vengeance d’un de ses collègues. J’y vois plutôt (mais peut-être suis-je trop naïf…) le fonctionnement normal de la justice, qui cherche à traiter et à punir un crime considérable et mystérieux (la disparition inexpliquée d’un magistrat dijonnais et de son serviteur), peut-être d’ailleurs en se trompant, mais là n’est pas la question.

Au total, on ne peut que regretter qu’un aussi important travail de dépouillement aboutisse à un résultat aussi décevant. Certes, le livre se lit agréablement, comme une sorte de récit policier, mais il ne dépasse pas souvent le niveau de la paraphrase des sources. Son seul apport important est de poser une question essentielle : a-t-on exécuté un innocent en la personne de Giroux ? Comme je l’ai déjà écrit plus haut, cette hypothèse me semble fragile, mais elle n’est pas impossible et il est vrai qu’elle donne du piment au récit. Elle aurait dû, en tout cas, amener James R. Farr à poser beaucoup plus précisément qu’il ne le fait la question de l’établissement des preuves dans la procédure pénale et celle, complémentaire, de la justification des condamnations : l’étude strictement judiciaire souffre d’un flou certain (la procédure inquisitoire n’est pas vraiment présentée ; d’ailleurs le mot « inquisitoire » ne figure pas dans le livre, sauf erreur de ma part). En outre, rien n’est dit dans ce livre, ou presque rien, sur l’environnement matériel (en liberté et en prison), et pas grand-chose sur les mentalités et les comportements : on trouve seulement quelques généralités sur l’importance de la défense de l’honneur, ainsi que sur la « civilisation des mœurs » (bien que l’expression elle-même ne soit pas employée et qu’il ne soit pas signalé que cette notion même est aujourd’hui fortement contestée). Pourtant, si j’en crois ma propre expérience, les archives judiciaires constituent une mine extraordinaire de renseignements sur ces points, et sur beaucoup d’autres encore, qui n’ont pas été ici mis à profit. Je veux bien admettre que ce n’était pas le but de James R. Farr, ce qui est son droit, et qu’il entendait se limiter au récit détaillé de l’affaire Giroux et à une tentative d’interprétation. Je pense cependant que ce parti-pris l’a condamné à sous-exploiter un dossier important et sans nul doute passionnant, qui mériterait donc d’être réexaminé.


NOTES

[1] Histoire et criminalité de l'Antiquité au XXe siècle. Nouvelles approches (Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 1992); Ordre moral et délinquance de l'Antiquité au XXe siècle (Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 1994); L'infrajudiciaire du Moyen Age à l'époque contemporaine (Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 1996); La petite délinquance du Moyen Age à l’époque contemporaine (Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 1998); Les victimes, des oubliées de l’histoire ? (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2000); Les témoins devant la justice. Une histoire des statuts et des comportements (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2003); Justice et argent. Les crimes et les peines pécuniaires du XIIIe au XXIe siècle (Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2005); Les juristes et l’argent. Le coût de la justice et l’argent des juges du XIVe au XIXe siècle (Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2005).

[2] M. de La Cuisine, Le parlement de Bourgogne depuis son origine jusqu’à sa chute... (Dijon : J.-E. Rabutot, Paris, A. Durand, 1857), vol. 2, chap. VIII, p. 129-240.

[3] Jean-Claude Farcy, « Echos de l’affaire Giroux dans le monde judiciaire contemporain. XIXe-XXe siècles », dans Benoît Garnot [dir.], Juges, notaires et policiers délinquants. XIVe-XXe siècle (Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 1997), p. 35-50.

[4] Benoît Garnot, Intime conviction et erreur judiciaire. Un magistrat assassin au XVIIe siècle ? (Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 2004).

[5] James R. Farr, Authority and Sexuality in Early Modern Burgundy (1550-1730) (New York : Oxford University Press, 1995).


Benoît Garnot
Professeur d’histoire moderne à l’université de Bourgogne
bgarnot@aol.com

See also the Review Essays on this book by Mack P. Holt, Stuart Carroll, and Sarah Hanley, as well as James R. Farr's response to all four Review Essays.


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H-France Forum Volume 1, Issue 2 (Spring 2006), No. 4

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